jeudi 20 février 2020

Jeremy Dutcher

Le Wolastoq est un dialecte qui signifie beau fleuve dans la langue du peuple Malécite, peuple autochtone d’Amérique du nord, au Canada ( au Nouveau-Brunswick et au Québec). Les Malécites existent depuis des siècles, connus par nos navigateurs européens seulement depuis le XVIIème siècle. Ils vivaient dans les plaines, longeant le fleuve Saint-Jean qui forme un arc de cercle au travers des montagnes Notre-Dame.

Au début du XVIIIème siècle, les français ont déjà colonisé ces vallées et l’entente entre les deux camps est cordiale, même amicale. L’harmonie est telle que les Malécites s’allient aux français dans la guerre d’oppression menée par les anglais pour prendre possession des territoires français. Les malécites gardent aujourd’hui en mémoire cette amitié avec la France et n’oublient pas cette guerre menait par les anglais qui ont massacré et exterminé leur peuple. Après le traité de paix signé en 1725, les Malécites ne cesseront d’être chassés et tués par les britanniques et ce, malgré aussi le traité de Londres en 1794 qui leur octroie le droit de circuler en Amérique du nord. Jusqu’au départ des anglais vers 1870 par le rachat de ces terres du Québec français, les Malécites sont une tribu libre mais affaiblie, meurtrie d’acculturation, presque éradiquée. Ils étaient 1000 en 1800 et sont aujourd’hui 5000. Parmi eux, il y a un musicien, pianiste et chanteur ténor du nom de Jérémy Dutcher qui signe en 2018 un album hommage à ses ancêtres, sur lequel il travaille pendant cinq ans, à plonger dans ses racines, à puiser dans tout son être la belle inspiration qu’il offre en signant Wolastoqiyik Lintuwakonawa chanté dans cette langue nationale .



A la première écoute, sans même comprendre les paroles, j’étais absorbée par la musique somptueuse qui accompagne le chant puissant et émouvant. Depuis aimablement le label Valéo Arts et l’équipe de Guillaume Decouflet m’ont transmis l’explication des textes de Jeremy Dutcher. Etrange de s’apercevoir qu’avec le bandeau sur les yeux, mon ressenti n’était pas si loin du sens réel . La musique est un langage, comme la maniait Chopin ‘Je ne cherche qu'à exprimer l'âme et le coeur de l'Homme’.

Wolastoqiyik Lintuwakonawa est un recueil de mélodies enivrantes, loin du désir de victimisation (à la mode en ce moment), il est lumineux. Le disque est un relai de la culture Wolastoq mais aussi un livre ouvert des traditions malécites . Il est beau, touchant, plein de paysages, de fêtes et de tendresse. Le décor est planté avec Mehcinut qui est une très ancienne chanson transmise de génération en génération sur laquelle on entend la voix de Jim Paul, ancêtre respecté. La chanson garnie de métaphores poétiques avec l’image de la graine de blé qui se transforme en plante évoque l’histoire du cycle de la vie.



Aux côtés de Jeremy Dutcher magnifique au piano, il y a Sierra Noble à la flûte, Ian Gibbons et Justin Wright au violoncelle, Brandon Valdivia aux percussions, la soprano Teiya Kasahara, Devon Bate aux effets électroniques, Kate Maloney et Taylor Miltz au violon, Lucas Blekeberg à l’alto et Alex K.S. à la contrebasse. L’équipe est époustouflante, les arrangements cristallins et saupoudrés avec majesté comme sur Essuwonike, ils galopent gaillards pour s’envoler sur la voix envoutante et charismatique de Jeremy. La chanson qui commence par un mot en français parle de l’entente entre êtres humains, de l’accueil fait à l’étranger qui arrive sur une terre en partageant et lui  expliquant la culture locale, Essuwonike signifiant ‘parlons ensemble’ ou ‘échangeons’. Eqpaha, littéralement ‘ile sauvage’ est un endroit prisé, cher aux Malécites, où se déroule chaque année un festival dédié à la tradition du peuple indien. Le titre chaleureux est animé par la voix de Nutakehkimet qui est une professeur de Jeremy.



L’enchantement poursuit avec le frissonnant Ultestakon qui est une berceuse ancestrale transmise par les parents de Jeremy qui l'entendaient eux-mêmes chantée par leur grand-mère. Jeremy l’orchestre avec du piano, des cordes vibrantes et une rythmique fabuleuse qui il y a des lustres, était faites de bout de bois remplis de grains de blé secoués. L’émotion continue avec un très vieil enregistrement de chant, 'kotuwossomikhal, déniché dans les archives, ici délivré intact et éminemment absorbant. Il faut dire que c’est une ‘chanson à boire’.
Sakomawit agrémenté de violons et d’un piano fantastiques sur la voix princière est un chant traditionnel entonné pour l’accueil d’un nouveau chef dans une communauté, lors de la cérémonie de sa prise de pouvoirs et de responsabilités. Il est suivi de Oqiton qui signifie 'canoë', magnifique chanson qui narre la vie des ancêtres sur ce beau fleuve, source de vie pour eux qui y buvaient, s’y nourrissaient en pêchant et vivaient sur ses rivages. La chanson est comme une prière qui honore la relation sacrée qu’avaient ses aïeux avec cette belle Wolastoq. Alors que l’ambiance prête à imaginer le feu, les plumes, les mustangs courant sur les plaines, Nipuwoltin, chanson de mariage, nous emporte dans un esprit de fêtes et donne envie de danser sur la mélodie fabuleuse et ses rythmiques joviales.



Suit Pomok naka Poktoinskwes pleine de spiritualité, d’incantations, chant traditionnel des pêcheurs et divinités de l’eau implorées pour soigner d’une maladie ici campée par la voix de Teiya. Le disque s’achemine avec élégance vers la fin avec un chant d’accueil populaire chez les Malécites, Qonute, que Jeremy revisite avec des contours électroniques et rend sublime par son chant limpide, d’une puissance incroyable, tant elle vogue et se faufile grandiose sur les cîmes. La fondante et poétique Koselwintuwakon est une chanson d’amour interprétée avec du coeur et de la tête, donnant l’impression que désormais Jeremy Dutcher est légitimement devenu le chef de la communauté. Son travail titanesque de recherches dans les archives, d’échanges avec ses parents, d’écriture de mélodies et arrangements sont salués l’an passé par les professionnels de la musique au Canada qui lui ont remis le prestigieux prix Polaris.

Mais par dessus tout, j’admire son courage. Il reprend des airs traditionnels qui ont des siècles, les chantent dans leur langue d'origine et il délivre, ténor de formation, toute son âme et ses tripes à un public non averti pour clamer sa nation. Sa prise de risque est très honorable et vaut son pesant d’or en qualité artistique. C’est aussi émouvant d’y entendre des mots en français parsemés discrètement, hommage qui invite à avoir une pensée pour ces ancêtres français morts à leurs côtés. Je l’écoute en boucle et ne m’en détache pas, le classant dans le top 10 des meilleurs albums sur Piggledy Pop.
JeremyDutcher



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